Tracas nombrilesques

C’est pas cool. C’est pas cool. Pas cool. C’est pas cool, pas cool d’être une auteure. Pourquoi toutes ces questions ? Arrêtons les pourquoi où qui quand comment ? Déjà que ses gros embarras sur le récit, le documentaire, l’art pour l’art versus l’art engagé, les choix syntaxiques donc politiques, la posture numérique donc politique, l’usage d’un mot non référencé donc politique, là maintenant l’auteure immergée dans le vaste tracas esthétique (donc politique ?) de l’auteure qui démarre avec qui ? Avec ? Qui accompagne ? Qui avec ? Avec moi qui ? Qui ? Hein qui ? C’est pas cool.

Cindy Sherman et ses photographies, elle est là ; elle est pas là. Une écriture là ; pas là ? L’auteure qui dépasse la porte de sortie, et après ? Et après écrit-elle « Je claquai la porte de sortie » ? « Elle claqua la porte de sortie » ? « Il claqua la porte de sortie » ? On s’en claqua de la porte de sortie. Et après ? Et après les guillemets avec qui ça va où ? Ça va où la rue étroite même si en double sens dans laquelle les façades grises des immeubles ouvriers s’accordent avec le présent ciel nuageux et venteux ? Les nuages ; aussi penser à écrire sur les nuages ; à rêver des études de nuages d’Eugène Boudin au XIXe siècle ; et là elle dérive sur les photographies de nuages d’Alfred Stieglitz en ce début de XXe siècle. Et là. Il faudrait revenir à la réalité du texte, des nuages d’en ce moment du XXIe siècle au-dessus de sa tête ? Ouille une petite voiture noire tente le créneau alors ça tape contre les pare-chocs, ouille trois fois, quatre fois ouille, des multiples fois, tellement de fois que ça cogna dans ma tête maintenant. Et là. L’auteure ne s’autorise pas à emmener le lecteur dans ses pensées nuageuses. Car l’auteure a-t-elle le droit de s’appesantir sur le charme des nuages de l’esprit ? Faudrait pas l’intime, comme Cindy Sherman et ses photographies : elle est là ; elle est pas là, c’est comme l’écrire, alors fuir. Eviter les questions de celle qui arrive à grands pas, vite vers ceux en pause, vers où ça fume, vers là où ça discute. Ça ne sourit pas trop aux piétons. Et après elle va vite où l’auteure essoufflée hors de son ordinateur, de ses nuages picturaux et photographiques, de sa porte qui claqua ? Elle qui embarqua brutalement le lecteur dans une rue. Rue de qui ? du lecteur ? de l’auteure ? du texte ? Et déjà immobile au milieu d’un trottoir avec un souffle chaud derrière l’épaule. Presque si son nez lui caresse l’oreille. Tout doux lecteur, ça chatouille ! Presque si ça me gêne.

Axiome ou hypothèse de travail : la place du je. Si tout le monde, à epsilon près (et epsilon est négligeable) s’en fout. Si la mort de l’auteur c’est loin tout ça. S’il y a d’autres chantiers à défricher. Et là elle précise immédiatement que tout le monde moins une, que cet epsilon près est d’importance donc pas si (négligeable) parce que la une c’est l’auteure. Parce que même à plusieurs, le je ne disparaît jamais complètement. Je est responsable individuellement de ça : questionner la place du je, questionner la responsabilité de l’auteure immobile engagée au milieu d’une rue sans début sans fin, la tête dans mes nuages picturaux et photographiques.

Alors le choix du neutre ? Le neutre n’existe pas. Même pour les photographes qui pensent s’en abstraire du je de par l’usage de leur machine. Prenons « il fait beau » ou dans le cas présent « il ne fait pas beau » puisqu’il est écrit ci-dessus que le ciel sera nuageux et venteux. Quel il ? Pour l’auteure, déjà énorme ce il qui n’est pas elle. Déjà loin d’elle ce il. Déjà qu’elle est loin d’elle, alors penser le il ! Prenons le on consensuel : « On est là » écrit l’auteure. Mais ! On est assis ou assise ? Voire on est assises devant l’ordinateur ? Qui parle ? Qui accompagne ? Le lecteur ? Et la lectrice alors ! Qui avec ? Avec moi qui ? Qui ? Hein qui ? C’est pas cool. Alors que maintenant tout de suite l’auteure toute seule immobile dans le milieu pulsionnel d’une rue sans début sans fin menacée d’écrasement par la voiture des bleus qui démarre en trombe tout en pinpon.

Elle est là ; elle est pas là. Alors une écriture là ; et pas là ? Et Annie Ernaux. Elle est là et pas là. Et les souvenirs de l’auteure. Que faire quand l’auteure est ailleurs ? Ailleurs de mes souvenirs qu’elle a et qu’elle n’a pas. Ailleurs de sa vie passée et présente. Ailleurs des sentiments qui vraiment ne méritent pas d’intérêt. Il s’est tiré le lecteur. Barrée la lectrice. Plus de souffle chaud derrière l’épaule, elle est toute seule la pauvrette dans sa rue sans souvenirs sans sentiments sans vie sans horizon sans début sans fin. Parce que cette rue. Qui la voit ? Quelle importance d’écrire que la dame arrive à grands pas alors qu’avec difficultés elle trotte fastidieusement derrière son petit caniche roux ? Que les façades grises des immeubles ouvriers dissimulées par des échafaudages sont recouvertes d’une lourde bâche blanche ? Peut-être même publicitaire. Que la boulangerie toute proche délivre une senteur chaude de pains au chocolat ? Que le petit caniche roux a chié une crotte molle (glaireuse ?) que la petite vieille en manteau noir à quatre boutons (dorés ?) ramasse à grand peine à l’aide d’un sachet plastique (rose bonbon ?) sous peine d’amende ? Qu’un gars (moustachu ?) de la patrouille bleue est entré dans la boulangerie à l’enseigne (bordeaux ?) tel qu’il désigne du doigt une part de tarte à l’orange (meringuée ?) ? Non pas celle-ci, celle-là tempête le doigt. Que l’auteure tombée dans la mare du je de la réalité banale sombre. Qu’il lui faudrait le manque.

Ecrire par le manque. Absence. Présence. Le je porte-il le sujet de la fiction ? Le je est-il l’interprète de la fiction, un corps au service de la fiction ? Alors une écriture avec le corps de l’auteure qui porte la friction qui nous parle du réel ? Il est où le corps de l’ordinateur ? Ecrasé par la voiture de la patrouille bleue, l’estomac vide de l’auteure au milieu de la rue sans fin sans début salive à la pensée de cette (grosse ?) part de tarte à l’orange (meringuée ?). Dedans l’ordinateur. Dedans le texte. A cet instant précis, il est où le corps de l’auteure ? Là. Maintenant. Dedans tout ça là maintenant tout meringué ?

Là, à cet instant précis des six mille quatre-vingt-treize signes écrits, l’auteure ramasse ses tripes. Ecrire pour vivre, vivre pour écrire. Ecrire pour comprendre le monde, écrire pour vivre le monde. Et après le concret ? Non vraiment, c’est pas cool d’être une auteure.

Septembre 2015

 

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