d'un choc langagier et des extrapolations romanesques qui en découlent |
Il aura quatre-vingts ans. Il trottine dans les pièces de l’appartement, accompagné comme dans chacun de ses déplacements par celui qui partage sa vie, désormais et dont les hurlements provoquent tremblements des murs et aboiements des voisins ; qui partira le premier ? L’Homme, la vie sur Terre, les Autres, l’Infini de l’univers, quelles étrangetés, c’est ce qu’il murmure quand il s’assoit dans la véranda et contemple les immeubles éclairés de la ville au loin. Il ne se promène plus dans le jardin, il n’a qu’un seul regret. Il n’est jamais trop tard pour comprendre, c’est ce qu’il marmonne quand il longe sa bibliothèque, mémoire ultime des questionnements interdits de toute son existence. Il n’allume pas la télévision du salon. C’est ce qu’il chuchote à ses enfants aujourd’hui venus lui rendre visite, il scrute les feuilles mouvantes de l’arbre derrière la vitre de la fenêtre ; depuis quand moi et ici ? On lui dit puisqu’il demeure aujourd’hui dans une maison de retraite : une chaise, un lit, un fauteuil, un écran noir sur une table dans un coin près d’une porte, le linoléum assorti au papier peint, quelques images sur les murs ; il aurait oublié ces vacances à la mer, ah c’est moi en maillot de bain ? Les mots gouttent dans sa tête. Quatre-vingts ans l’âge de la sagesse qu’on lui rétorque. Ploc. Ça le crispe mais il a maintenant atteint l’âge d’entendre sereinement les Autres alors il raconte qu’il n’a jamais été un enfant sage alors … Ploc. Ils rigolent. Comme toujours. Ploc. Il n’a jamais avoué à quel point il avait souffert de … Ploc. Lui ne travaille plus. Quand la ville est calme, il se promène dans les rues. Il offre sa télévision aux jeunes voisins de palier qui ont emménagé hier ; qui partira le premier ? Il s’amuse des mauvaises herbes qui poussent à travers l’allée du garage. Il devine qu’il devra aussi pour la moto bientôt lorsque devenu un danger pour lui-même et tous les autres ; les Autres, quelle étrangeté. Ses yeux fatiguent, il ne peut plus lire que sur sa tablette, il est heureux d’en être arrivé là. Quelques années auparavant il s’interrogeait sur son reste à vivre ; aurais-je droit à un bonus ? Maintenant il y est en plein dedans là … Ploc. Dans cet âge respectable qu’il ne pensait jamais atteindre au vu de son parcours chaotique d’enfant pas sage. Il pleure. Ploc dedans son corps disloqué, dedans sa tête saturée de souvenirs troués. Il serait le temps de rédiger ses mémoires. Il rouvre parfois les albums photos ; qu’aurait-il pu faire de plus ? Toute sa vie il a essayé, il est fier. Il aura vingt ans. L’âge des rêves, des révoltes et des révolutions concrètes qu’on lui a dit, alors il essaie de dire je, alors il va s’engager, ne sait pas vers où alors il s’engagera aux combats extrêmes contre les extrêmes, alors. Contre ou pour il hésite. Bientôt il se balancera dans le marché du travail à cause de la suite logique des vies nées du hasard, il crache sur les mots « destin » et « logique » ; c’est qui moi bordel de merde ? Il ne comprend pas bien l’expression « marché du travail », pour l’instant il étudie le monde puisque sa vie est un écran blanc comme on dit maintenant. Il ne veut pas rester enfermé dans l’ici et se rêve un avenir glorieux. Vendeur, il dévastera les lois du marketing qui insidieusement nous dévorent, ou alors serveur indomptable dans un restaurant chic, insurgé rebelle contre le verre à moitié vide, toujours les mêmes qui trinquent, ou professeur, pourquoi pas, refusant l’humiliation des notes imposées à de pauvres ânes comme lui il n’y a pas si longtemps, ou peut-être navigateur, boxeur, éleveur, instructeur, dessinateur, faux-monnayeur, camionneur, videur, assureur, soigneur, éboueur, inventeur, téléopérateur, ingénieur, tourneur-fraiseur, moniteur, administrateur, ramoneur, ouvreur, loueur, voleur, auteur, acteur, buteur butant buté, cloué à son destin d’enfant pas sage il déborde d’énergie, ou alors orpailleur qui perdra brutalement ses repères dans la forêt sauvage et consumera sa vie perché en haut d’un arbre, bientôt il ira voyager dans l’ailleurs des mondes. Puisque ta vie est un écran blanc qu’on lui dit. Vingt ans l’âge d’être condamné forcé exclu pour toujours, il aimerait s’inventer un contact au monde et explorer jusqu’à l’Infini de l’univers, il frémit devant l’horizon étroit d’une vie qu’il pressent laborieuse mal heureuse ; c’est qui moi sur l’écran de mon téléphone, bordel c’est qui moi ? Dernièrement il s’est improvisé livreur du soir avec les encouragements de la dame croisée dans l’ascenseur alors chaque nuit au volant du camion il s’enivre des méandres de la ville ; qui moi qui moi ? Depuis pas longtemps il commence à (re)prendre goût aux mots. Maintenant il achète des livres. Il n’hésite pas à déménager, à s’héberger dans des caravanes et des maisons à l’abandon, à cheminer loin de ceux qui lui ont fait mal. Il ne saisit rien à sa vie d’aujourd’hui, il se heurte aux mots, il n’achève pas les livres qu’il achète. Il travaille la journée et étudie la nuit pour comprendre enfin l’apparition de la Terre et l’Infini de l’univers ; et moi dans tout ce foutoir ? Il voit loin ou très près des frontières du monde, toujours plus loin que les murs de sa cellule. Il est heureux comme ça, à deux et amoureux. Il apprend à ne plus comme les autres, qui savent pourtant mieux qu’on lui répète, touche-moi pas et tire-toi de là qu’il répond. Il espère un jour l’emmener toucher le goût de l’eau de mer. Il a l’âge du foutez-moi la paix ta gueule qu’il leur beugle. Il aura trente ans. Poète malhabile des profondeurs, il bouleverse le monde tous les soirs avec qui vient l’écouter déclamer. Il ne veut plus vivre comme on lui disait. En attendant il révise ses jugements. Il est heureux de vadrouiller dans les rues de sa vie, il ne peut plus faire comme on lui disait de vivre. Il a quitté la maison des parents depuis bien longtemps. Il décide de s’inscrire à un club de musculation. Il habitera prochainement dans un appartement avec des comme lui, il ne sera plus seul au moins pour un temps, il prendra peut-être un métier stable et s’offrira une jolie moto. Il n’a plus personne qui lui rappelle son enfance. Trente ans, la fin des rêves de jeunesse, la fin des corps de celles connues mignonnes qui maintenant devenues obèses de grossesses et de malbouffe, la disparition de ceux qui maintenant perdant progressivement cheveux et vigueur aussi, tous plaqués par leurs neiges d’antan au seuil de leur misère, il n’y a plus rien à espérer de l’Infini ; et j’en fais quoi de ma putain de vie ? Bientôt il ne sera plus que simple touriste dans sa ville de naissance, il dissipera l’argent de la vente de sa maison de l’enfance. Il redécouvre la lecture, il est aujourd’hui un personnage de roman qui vole des œuvres d’art pour survivre et qui trompe avec panache la surveillance plus ou moins discrète d’un détective. Il l’a été passionnément, il est encore amoureux. Il aimera peut-être un jour acheter sans compter quand il sera vieux, il décide qu’il n’a désormais plus d’enfance ; c’était pas moi le gros naze sur la photo. Certains ont adopté le costume gris de l’ennui, il possède aussi le sien qu’il ressort régulièrement du placard, quand il lui faut à nouveau se vendre autre part, là tout de suite encore à un autre abruti assis de l’autre côté d’une autre table en plastique gris, qui ne comprend rien à la misère du monde chancelant ; la voit-il seulement ? Il ne veut plus être un personnage de cinéma, il n’aura jamais le profil Jack Nicholson même s’il a risqué la lobotomie, il a quitté hier sa cellule grâce au soutien d’une commissaire. Même si sans le confort matériel il sera heureux même si sans les achats de la consommation comme tout le monde même si, aujourd’hui il est désormais l’unique mémoire de son enfance. Et demain il partira en vacances à la mer pour la première fois. Même si. Il est heureux, il n’est pas comme tout le monde, il n’a jamais voulu être comme tout le monde même si, avec les plus grands ; frappe-moi pas, pourquoi je ferais moi comme toi ? Il ne comprend pas pourquoi il ne va plus au cinéma, alors qu’à seulement quinze ans il regardait révoltés ces femmes et ces hommes embarqués dans les vies contraintes. En ce moment il n’a pas trop d’argent. Il voudrait d’abord fréquenter d’autres corps. Il court dans les rues de la ville et de la vie. Et il est heureux parce qu’il va faire ce qu’il avait envie de faire. Enfin. Il aura soixante ans. L’âge des débuts quand la vie est derrière et qu’il n’a plus les rêves et révoltes de la jeunesse, cette époque lointaine et étrangère il y repense avec tendresse et indulgence ; ça aurait été moi sur la photographie, ce maigrichon à la plage avec une serviette autour des hanches ? Depuis peu il a rencontré quelqu’un avec qui partager la mémoire de son futur. Il loue une petite maison à la périphérie du monde qu’il aspire ouvert. Désormais les mots il les comprend, il accepte presque ses défauts et ceux des Autres, désormais les mots vivent dans sa tête, il prend plaisir à soixante ans et bedonnant. Et quand le désir de révolution persiste noué au corps pesant de plus en plus, il laisse à d’autres le soin de s’y investir. Il sent l’énergie qui suinte encore progressivement hors de sa chair, il est fatigué du faire malgré, malgré les Autres contre lui, il canalise ce qui lui reste disponible pour ses derniers projets ; pour combien de temps encore ? Il y a cru à la réalisation du changement, il n’inspecte plus le ciel étoilé ; le monde est-il définitivement clos ? Il regrette d’avoir joué au plus fort, quelques années auparavant il déconseillait l’entreprise rêvée aux prétentieux venus espérer auprès de lui qui avait réussi, alors il encourage les jeunes à respirer leur désir, depuis peu il les reçoit individuellement chaque matin dans son bureau, face à la montagne il croit qu’il y croit encore ; toujours bats-toi, renonce pas petit gars. A l’aube il chemine solitaire sur les sentiers escarpés, il le faut bien, il est toujours jeune insoumis contre ; face aux vieux cons qui imposaient leur Loi, c’est toujours vital ta gueule connard. Il entretient avec une ferveur instinctive la force naïve et insolente de son enfance sauvage, moi et les Autres quelle étrangeté qu’il se répète tant ; à s’en éclater la tête contre le mur. Il a fini par accéder à un logement rien que pour lui, à force de ne pas y croire, une grande pièce avec son lit avec sa table avec ses quatre chaises avec dans le renfoncement le coin cuisine avec derrière la porte sa salle de bain et ses toilettes avec une entrée avec son placard, son étagère et ses livres, une roulade avant sur la moquette toute neuve fut son geste inaugural. Tout ce temps d’attentes et de luttes qu’on ne lui reconnaissait pas le droit. Et maintenant il savoure le luxe du chez-soi, pourvu d’un ordinateur qu’il n’aura plus à partager ni dans les cybercafés ni à la bibliothèque. Il n’a pas su avant dire les mots. C’est le moment pour lui qu’il murmure, de rédiger son testament pour ses proches, il aimerait les aider à surmonter les multiples temps de l’existence, il écrit aujourd’hui une longue description avantageuse des inconvénients de chaque âge. Il n’imposera rien, il ne fera pas comme eux, et qui voudra lira. Hier quarante ans et le début d’une vie, aujourd’hui soixante l’âge des débuts de soi qu’il affirme sans contrainte d’enfantement ni de progression sociale ni de fabrication d’un couple, il a atteint l’âge du seul face au monde ; m’emmerdez plus compris ! Tout ce qu’il pouvait faire il ne l’a pas fait ; et alors il n’est jamais trop tard ! Il aura quarante ans. Quarante ans aujourd’hui qu’il se répète depuis l’aube, l’âge du mi-âge si tout se passe bien. Il se demande s’il mourra dans cette maison de maintenant et si possible pas dans son lit ; mourir debout, on va tâcher de ? Il se demande s’il arrivera au troisième voire au quatrième âge. Si tout se passe bien. Il n’aurait peut-être pas dû acheter cette maison. Il espère ne pas muter vieux gâteux, boulet pour ses amis, loque en chairs flasques qui a oublié celle qui rôde dans les chambres d’hôpital. Quarante ans, il va encore travailler au moins vingt ans si tout se passe bien. Comme tout le monde si tout se passe bien. Il emménage et il a peur, il empoigne l’appareil. Il photographie le tas de cartons disposés au milieu de la pièce et au hasard clic de l’image enregistrée. Quarante ans, la première moitié d’une vie. Il positionne le long des cloisons les cartons lourds de livres. Il reprend possession de l’espace de la pièce. Moi, l’apparition de la vie sur Terre, l’Infini de l’univers, quelles étrangetés. Il ne revoit plus les murs de la cellule, même quand il ferme les yeux, il marche le long des piles de cartons, clic, nouvelle pièce, nouveaux glissements au sol, clics. Il est seul. Clic, clic, clic. Il est heureux de ne plus avoir peur, il est fatigué de bourlinguer de maison en appartement, d’appartement en foyer, de foyer en banc public, et inversement. Si tout se passe bien, clic, s’il arrive à contrer la pression que les Autres lui imposent, il voudrait n’avoir jamais été enfermé, clic. Il poste les photos sur son compte, même s’il n’a pas encore d’abonnés, même si personne ne les regarde, lui aussi veut exister, lui aussi a le droit à sa présence dedans le monde et les réseaux sociaux numériques ; vivant, et même si pourquoi pas moi ? Il garde le moral du mi-âge. Il aimera toujours ces enfants qu’il n’a pas pu avoir. L’oubli lui est impossible à cause des scarifications du temps, c’est ce qu’il veut oublier dans la maison qu’il a rachetée avec toutes ses économies d’hier et de demain. Il est devenu celui qui a déjà vécu, celui qui de plus en plus claudiquant avance encombré. Il se demandait quelques années bien avant, il se demandait ce qui changeait dans l’acte de vieillir, déjà enfant il s’interrogeait sur la vieillesse à part les rides bien sûr : qu’est-ce qui change, qu’est-ce qui nous change dans le passage du temps, pourquoi changerait-on ; dis réponds-moi, pourquoi tu me cries comme ça que je me crois plus intelligent que les autres ? Il réalise qu’il est encore seul. C’est ce qu’il révèle à ses proches que le vieillissement c’est les souvenirs qui s’accumulent, qu’on n’accepte plus parce que ras-le-bol. Clic, avant il pensait qu’on pouvait oublier et ne pas tenir compte de. Il aurait dû, il n’a pas su, il ne savait pas. Aujourd’hui il a compris qu’il faut faire le tri. Il n’a pas su, il aurait aimé être guidé un peu parfois ; dis pourquoi tu me cries, mais je veux pas moi comme vous, je peux pas. Vieillir c’est trier qu’il gueule dans la pièce vide. Il ne mélange plus les conjugaisons du passé et du futur. Trier pour essayer de faire ce qu’il a désormais envie de faire ; éliminer toute cette crasse puante ! Pour sa seconde moitié de vie, ne plus jamais se laisser submerger par les a priori de certains et de lui-même. Trier pour laisser de la place à l’invention du reste de ma vie qu’il leur dit ! Dehors de moi ! Si tout se passe bien. Il aura quinze ans. Il a les épaules solides de celui certain qu’il comprendra le monde, il est le meilleur élève de sa classe, quelques uns le détestent et d’autres non, il est le sauvage qu’on voit sans le voir vraiment. Il ne supporte plus ses parents, il ne supporte plus ses frères et sœurs, il ne (se) supporte plus, s’en veut de ne pas oser partir loin. Il déteste sa chambre rangée par ordre paternel et discipline maternelle ; c’est où le problème de mes pantalons et des blousons dessus mon bureau, touche pas aux chaussettes sur ma console de jeu. Jamais il, si un jour il en a, jamais il ne les, comme ça, il le jure solennellement ; c’est ma chambre, pourquoi tu cries comme ça toujours ? Allongé sur son matelas, il rêve à ce film dans lequel un homme s’est évadé de sa prison par un tunnel dissimulé derrière une grande affiche de cinéma collée au mur de la cellule. Il est l’animal en cage qu’on voit sans voir, il n’aime pas être regardé comme ça qu’il leur dit pas. Il ne voudrait plus les mots, pour ne plus penser jamais ; peut-on vivre sans les mots ? Il étudie avec fureur de vivre, seul moyen pour enfin s’extraire hors de cette vie minable, encore trois ans avant la délivrance ; trois fois trois cent soixante-cinq jours soit encore mille quatre-vingt-quinze petits-déjeuners et aussi mille quatre-vingt-quinze diners, moins celui de ce soir. Il rumine seul assis dans sa petite cellule d’internat. Après de nombreux gueulements, il écrit maintenant ses rages derrière la grande affiche du film ; et le décompte du temps encore à passer ici. Il s’enferme tous les soirs, la nuit il déteste être le meilleur de la classe et il accepte de l’être parce qu’il peut tout supporter dans le noir emmuré. Il ferme sa valise, enfile ses chaussettes, lace ses baskets, empoigne son blouson. Porté par ses rêves il est persuadé que sa bonne étoile viendra un jour le soutenir. Fini la bande des copains. Il paraît que c’est mieux qu’on lui a dit. Cela ne sert à rien de résister qu’on lui redit. Il n’a plus le droit de sortir le soir. Juste celui de travailler à ses devoirs. Il ingurgite les batailles grecques, la trigonométrie, le narrateur omniscient, les lois de Newton, la géographie du Japon, l’usage du prétérit en anglais, l’économie brésilienne. Ou alors va faire un tour de vélo autour du parc qu’on lui propose, il résiste ; encore deux mille cent quatre-vingt-neuf repas. Endurer la morale du groupe groupé contre lui ; voient-ils seulement ce monde chancelant ? Demain départ pour quatorze jours encadrés. Il refuse les cadres imposés, et avale l’intégralité des verbes forts en allemand, et le narrateur externe, et le réalisme de Gustave Courbet, et les déclinaisons latines et grecques, et la concordance des temps et il combat solennellement ; toute la vie devant, parlez-moi pas de mon avenir. Il perçoit qu’il faudra vivre vite. Il comprend toujours rien aux mots. Il voudrait autrement sa vie. Il a dix ans cet enfant croisé au hasard d’une rue qui crie « Regarde-moi pas ! ». |